Cabanes, cabanons et campements

Ouvrage coordonné par
Brun B., Dufour A.-H., Picon B., Ribéreau-Gayon M.-D.
Editions de Bergier, Châteauneuf de Grasse, 2000
340 pages
Format : 16 x 24
ISBN : 2-9616778-1-2
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Sommaire

Couverture

Pages de garde

Sommaire

BRUN Bernard
La cabane et l’écologie humaine

BRU Josiane
Une fille dans la cabane : ou l’entre-deux maisons dans les contes populaires

SAUZADE Sophie
Cabanes : lieux de l’enfance

HLADIK Murielle
Cabanes, ermitages et pavillons de thé au Japon. Lieux de réclusion, d’isolement ou de méditation

JIMENEZ Floréal
“From the log cabin to the White House” : la cabane dans la construction idéologique américaine au cinéma

SAÏD CHIRE Amina
Habitat temporaire en république de Djibouti

RIBÉREAU-GAYON Marie-Dominique
Prenez la vie côté cabane ! L’imaginaire de la cabane et ses utilizations architecturales et publicitaires dans le Sud-Ouest

LOUBES Jean-Paul
La cabane, figure géopoétique de l’architecture

ACOVITSIÓTI-HAMEAU Ada
Transformer et habiter la forêt : les sites de charbonnage dans le Var

BRUGIÈRE Yves
Le système de l’arbé en Vanoise

MEYNET Cécilia
Les habitations précaires sur les berges de Mopti, Mali

ROULON-DOKO Paulette
Les campements saisonniers chez les Gbaya de Centrafrique

DOUNIAS Edmond et BAHUCHET Serge
Habitat semi-permanent en forêt d’Afrique centrale

PAGEZY Hélène
Les campements de pêche chez les Ntomba du lac Tumba (RDC ex Zaïre)

MAÏGA Ousmane
Les cabanes de chasseurs dans le Djitumu au Mali

PONCET Yveline
Campements temporaires de pêche dans le delta intérieur du Niger au Mali

NICOLAS Laurence
Péril en la cabane

CLAEYS-MEKDADE Cécilia
Le campeur, le scientifique et le préfet

LUXEREAU Anne
Abris standardisés contre cabanes dans les jardins potagers urbains

DUFOUR Annie-Hélène
Des cabanons et des hommes. Une forme de sociabilité masculine en Provence

MARCONOT Jean-Marie
Le maset nîmois

ORTAR Nathalie
Une autre forme de résidence secondaire : le “chalet”

CHÉRUBINI Bernard
Habitat créole et résistance culturelle

VASSALLUCCI Jean-Louis, BERNADET Pierre-Marie
L’habitat temporaire entre la coutume et le droit

DERVIEUX Alain
Photographies

Résumés d’interventions au colloque de Perpignan

Sommaire

Couverture

Pages de garde

Sommaire

BRUN Bernard
La cabane et l’écologie humaine

BRU Josiane
Une fille dans la cabane : ou l’entre-deux maisons dans les contes populaires

SAUZADE Sophie
Cabanes : lieux de l’enfance

HLADIK Murielle
Cabanes, ermitages et pavillons de thé au Japon. Lieux de réclusion, d’isolement ou de méditation

JIMENEZ Floréal
“From the log cabin to the White House” : la cabane dans la construction idéologique américaine au cinéma

SAÏD CHIRE Amina
Habitat temporaire en république de Djibouti

RIBÉREAU-GAYON Marie-Dominique
Prenez la vie côté cabane ! L’imaginaire de la cabane et ses utilizations architecturales et publicitaires dans le Sud-Ouest

LOUBES Jean-Paul
La cabane, figure géopoétique de l’architecture

ACOVITSIÓTI-HAMEAU Ada
Transformer et habiter la forêt : les sites de charbonnage dans le Var

BRUGIÈRE Yves
Le système de l’arbé en Vanoise

MEYNET Cécilia
Les habitations précaires sur les berges de Mopti, Mali

ROULON-DOKO Paulette
Les campements saisonniers chez les Gbaya de Centrafrique

DOUNIAS Edmond et BAHUCHET Serge
Habitat semi-permanent en forêt d’Afrique centrale

PAGEZY Hélène
Les campements de pêche chez les Ntomba du lac Tumba (RDC ex Zaïre)

MAÏGA Ousmane
Les cabanes de chasseurs dans le Djitumu au Mali

PONCET Yveline
Campements temporaires de pêche dans le delta intérieur du Niger au Mali

NICOLAS Laurence
Péril en la cabane

CLAEYS-MEKDADE Cécilia
Le campeur, le scientifique et le préfet

LUXEREAU Anne
Abris standardisés contre cabanes dans les jardins potagers urbains

DUFOUR Annie-Hélène
Des cabanons et des hommes. Une forme de sociabilité masculine en Provence

MARCONOT Jean-Marie
Le maset nîmois

ORTAR Nathalie
Une autre forme de résidence secondaire : le “chalet”

CHÉRUBINI Bernard
Habitat créole et résistance culturelle

VASSALLUCCI Jean-Louis, BERNADET Pierre-Marie
L’habitat temporaire entre la coutume et le droit

DERVIEUX Alain
Photographies

Résumés d’interventions au colloque de Perpignan

La cabane et l’écologie humaine
par Bernard Brun

La poésie de l’indéterminé

Lorsque Bernard Picon proposa le thème cabanes et cabanons pour l’organisation de futures journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine, je fus immédiatement séduit par l’aura poétique qui me semblait en émaner.

Ce n’est que progressivement que s’est révélé pour moi, en même temps que la richesse scientifique du thème, en quoi cette aura poétique était liée au statut hybride (on peut encore dire mal déterminé) de la cabane, objet intermédiaire entre le simple abri temporaire qu’on peut rencontrer dans la nature et la construction investie de valeurs multiples que représente la demeure permanente.

Je prendrai ici la cabane comme paradigme de cet état hybride, le campement s’en écartant dans le sens d’une plus grande socialisation car il est la demeure principale de toute une famille et plus souvent encore il réunit tout un ensemble de familles, le cabanon dans celui d’une plus grande permanence, encore que certaines cabanes en pierre semblent construites pour des siècles.

L’esprit humain tend à cristalliser les concepts sur des couples d’opposés, le jour et la nuit, le chaud et le froid, le cru et le cuit… La poésie, dont l’étymologie rappelle qu’elle est porteuse de créativité apparaît comme un mode d’expression intermédiaire entre le langage, dont la fonction principale est la description, la référence aux objets et événements du monde, et la musique qui, malgré l’expression – souvent dénoncée par les linguistes comme abusive – de langage de la musique, est fondamentalement dépourvue de cette capacité de description du monde matériel. À la musique, la poésie emprunte le sens du rythme et le jeu sur les formes, et chacun sait combien il est plus facile à un compositeur de mettre en musique un poème plutôt qu’un texte scientifique ; au langage, la poésie emprunte sa capacité de description, mais la détourne en jouant sur le sens des mots : une obscure clarté n’a de sens que sous la plume d’un poète. Cette indétermination du sens des mots et plus largement, la possibilité de projeter dans l’expression sa subjectivité personnelle est la condition de la créativité poétique. On y opposera la sécheresse d’une démonstration mathématique et c’est certainement abusivement que certains voient dans le travail scientifique une véritable création : il n’est création que lorsque son sens peut apparaître indéterminé et, par là, dépendant de la personnalité du chercheur ; dans ses étapes, il n’est que dévoilement de relations restées jusque-là invisibles ou méconnues. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les plus grands sociologues ou anthropologues sont aussi restés dans l’histoire comme grands écrivains, ce qu’on ne saurait dire de mathématiciens ou de chimistes ; par le regard qu’ils ont porté sur le monde et la façon dont ils l’ont communiqué, ils ont davantage suscité le style de respect, voire de ferveur, que l’on peut porter à un travail de création poétique qu’ils n’ont convaincu de la rigueur durable de leurs démonstrations.

Si j’insiste sur ces liens entre créativité, poésie et indétermination, c’est qu’il nous est vite apparu que la cabane était un objet étonnamment versatile, autant dire impossible à définir avec précision (“Il n’y a pas de concept de cabane” a pu énoncer un architecte) et simultanément nous avons tous été éblouis par la poésie des images de cabanes. Tout particulièrement, bien sûr, par celles qui ont été choisies par des professionnels de l’image, mais – et c’est là l’important – pas seulement par celles là, et d’ailleurs la même poésie s’est retrouvée dans les “histoires de cabanes” rapportées oralement et mettant en jeu un imaginaire sans support d’images physiques.

Je rapprocherai ce constat de ces faits bien connus que le crépuscule est l’instant poétique par excellence de la journée, que le flou des photographies d’un Hamilton est plus chargé de poésie que le réalisme d’une planche anatomique.

L’habitat n’a-t-il pratiquement plus qu’une valeur fonctionnelle, et ce sont alors les sinistres HLM des années cinquante ou soixante, répétition sans poésie d’un abri artificiel.

Parle-t-on de cabanes, et c’est tout un pouvoir d’évocation, varié à l’infini qui se trouve enclenché : quoi de commun en effet entre une cabane de berger dans un alpage et une cabane de chasse dans un marais, entre une cabane construite en tôles ondulées, une en roseaux et une en pierre qui durera des siècles ? Il est difficile de ne pas relier le caractère poétique de constructions aussi diverses à l’extrême liberté qui préside à leur construction. Liberté dans le choix des matériaux, des formes et des couleurs, liberté à l’égard des règles contraignantes qui régissent la construction de vraies maisons, mais aussi liberté contrainte par les ressources et les conditions du milieu, ce qui permet à la créativité de produire un résultat qui témoigne d’une étroite adaptation aux situations écologiques locales. Ainsi, les cabanes de pêcheurs sur la plage des étangs, les chalets d’alpage ou les cabanons des calanques marseillaises apparaissent-ils comme autant de signatures poétiques d’écosystèmes particuliers.

Mais par un de ces paradoxes que nous aurons retrouvés tout au long des journées scientifiques de Perpignan, l’une des expressions les plus utilisées pour désigner les plus tristes des barres d’habitation fut celle de “cabanes à lapin” : identiques dans les banlieues du Nord, de Paris, de Lyon ou de Marseille, elles témoignent d’une même absence de créativité, d’une même indifférence à la nature et à l’esprit des lieux.

Le caractère flottant de ce que désigne le terme de cabane permet en effet que le sens qui lui est attaché soit tiré tantôt du côté de la poésie, de la nature (l’appellation la cabane de… est valorisante pour les petits restaurants de la côte languedocienne et de bien d’autres lieux), tantôt du côté de la fonctionnalité la plus stricte (cabanes à lapins, cabane de l’électricité). De même, la cabane à sucre du Canada francophone évoque la fête et la convivialité, tandis que l’ermite, quand il ne se retire pas dans une grotte, se construit une cabane, et il est inutile d’insister sur le fait que “mettre en cabane” c’est isoler et priver de liberté.

La dimension poétique de la cabane apparaît encore dans la place particulière qu’elle occupe dans la trajectoire personnelle entre l’enfance et l’âge adulte : qu’il s’agisse des cabanes réelles que construisent ou s’approprient les enfants ou des cabanes imaginaires des contes merveilleux, elles jouent un rôle important dans l’apprentissage de la vie adulte ou dans les rites qui permettent d’y accéder, mais réciproquement la construction de cabanes sous prétexte de chasse, ou le camping “dans la nature” ne sont-ils pas des moyens de recréer le monde merveilleux de l’enfance ?

 Les trajectoires sinueuses de l’écologie humaine.

 J’avais projeté de présenter à Perpignan une étude sur les lieux-dits cabane, bergerie, chalet dans les Hautes-Alpes, plus précisément dans le Queyras et la Haute vallée de la Durance, domaine que je fréquente intensément depuis une vingtaine d’années. L’expérience m’ayant montré que les dénominations figurant sur les cartes au vingt-cinq millième de l’I.G.N. concordent remarquablement bien avec les dénominations en usage localement, j’ai entrepris, sur la base de leur repérage, une enquête visant à découvrir d’éventuelles régularités écologiques susceptibles de caractériser et de différencier ces trois types de lieux-dits.

Plusieurs dizaines de mentions apparaissent sur chacune des cartes analysées en détail (Briançon, Meije-Pelvoux, Orcières-Merlette, Mont-Viso, Guillestre) permettant un échantillonnage significatif. Il est intéressant de noter que si la mention de cabanes est fréquente dans chacun de ces domaines, dans d’autres régions de France elle est totalement inexistante, même en montagne : les cartes des hauts plateaux volcaniques dominés par le Mézenc et le Gerbier de Jonc vers les sources de la Loire n’en portent pas trace.

Sans être inintéressants, les résultats de l’examen des conditions écologiques des trois types de lieux-dits ne permettent d’énoncer que quelques généralités. Leur étagement est du même ordre : les mentions de cabanes sont très rares à basse altitude, et pratiquement on n’en rencontre qu’en amont des derniers villages d’habitat permanent. Les très rares exceptions, deux sites dans la vallée de la Durance, respectivement à quelques kilomètres en amont d’Embrun et sur la commune de Saint-Crépin, s’interprètent facilement comme correspondant à d’anciennes zones marécageuses d’accès certainement autrefois difficile. Ils confirment la règle selon laquelle une cabane ne mérite d’être construite de façon suffisamment durable et de fournir un toponyme que lorsqu’elle fournit un refuge, en même temps qu’elle remplit d’autres fonctions. Une vieille règle voulait d’ailleurs que les cabanes d’altitude ne soient jamais fermées à clé, et cette règle est toujours en vigueur, officialisée, pour certaines cabanes de l’Office National des Forêts.

On notera simplement que les cabanes de relativement faible altitude (en dessous de 1700 ou 1800 mètres) sont le plus souvent des cabanes de forestiers. Le gros des cabanes est situé en lisière supérieure de la forêt ou dans les alpages et elles se raréfient à nouveau quand on approche de la limite supérieure des alpages. La répartition altitudinale des chalets et des bergeries est assez proche de celle des cabanes, et dans un simple survol, les différences ne méritent pas d’être mentionnées. Si dans le Queyras les bergeries, nettement plus fréquentes que dans les autres zones prospectées, montrent un net décalage de leur répartition vers les plus hautes altitudes, cela ne fait que correspondre au décalage général des écosystèmes, lié à la sécheresse relative et bien connu des écologues… et qui explique que Saint-Véran est la plus haute commune d’Europe.

Si les mentions de cabanes apparaissent un peu partout dans l’ensemble de la zone étudiée, bien que plus densément dans certains secteurs, il est frappant de constater que la mention de chalets n’apparaît que par plages : on n’en trouve aucune sur la partie Est de la feuille “Orcières-Merlette” qui comporte plus de trente mentions de cabanes ; par contre, sur la feuille Ouest, on observe 12 mentions de chalets dans un rayon de quelques kilomètres à peine autour d’Orcières (plus quelques mentions de cabanes un peu plus distantes).

À l’est et surtout au sud-est de Briançon, et franchissant les lignes de crêtes jusqu’au-dessus du Guil avec les chalets de Furfande, on observe une plage renfermant un grand nombre de lieux-dits “chalets” ; à la différence du secteur d’Orcières, le terme est presque toujours employé au pluriel : les chalets des Ayes, les chalets de Clapeyto, les chalets de l’Alp…

On retrouve en Vallouise un grand nombre de lieux-dits “les chalets de…”. Mais sur la carte de l’I.G.N. le terme de chalet a souvent disparu. C’est dans les textes ou sur de vieilles cartes postales que l’on trouve les mentions “les chalets de Chambrand” ou les “chalets de Narreyroux” Tout se passe comme si un accès trop facile faisait perdre l’indication “chalets”.

Ayant découvert ces surprenantes différences dans la toponymie, et n’y trouvant pas d’explication du côté de la simple écologie, mon intérêt s’est déplacé vers une question sémantique : quels sont les critères de distinction d’une cabane et d’un chalet, d’un chalet et d’une bergerie ?

Ce n’est que dans l’esprit des citadins que le critère de distinction entre une cabane et un chalet serait celui du matériau de construction : pour les citadins, le chalet est en bois, au point que dans les terrains de camping ou les installations sportives de plein air on dira facilement “le chalet de la réception” pour peu qu’il s’agisse d’un bâtiment de construction très simple, mais relativement soignée, en bois. Toute référence à l’habitat est ici exclue. Mais dans les Hautes-Alpes, les “chalets” sont souvent en pierre. Même le toit peut être en lauzes et non en bardeau. Inversement les cabanes, en pierre à haute altitude, sont souvent en bois si elles sont proches de la forêt ou dans la forêt.

Le critère de taille n’est pas non plus distinctif, même si de façon générale les cabanes sont plus petites que les chalets : la fréquence des toponymes “la grande cabane” suffirait à en convaincre.

Le critère essentiel, tout au moins dans la région étudiée, est celui de la vie sociale. Il apparaît aussi bien dans les propos des nombreuses personnes interrogées, spécialistes comme profanes, qu’à travers la lecture des textes. Le chalet est un lieu où l’on se déplace pour le moins en famille, et plus souvent encore les lieux-dits “les chalets de…” réunissent tout un ensemble de familles. La socialisation y est souvent marquée par la présence d’une chapelle. Autrefois, ils étaient souvent accompagnés de quelques petits jardins. La cabane à l’opposé porte la marque de l’isolement et de la précarité. Je n’ai rencontré dans les Hautes-Alpes aucun site de cabane qui porte la marque du pluriel. La situation est bien différente sur les plages de Provence et du Languedoc où les lieux-dits “les cabanes de…” sont un peu l’équivalent des lieux-dits “les chalets de…” des Hautes-Alpes.

À plusieurs reprises, j’ai essayé de jouer l’innocent afin de me faire préciser la différence entre “chalet” et “cabane”. Ai-je manqué de diplomatie ? Car c’est presque toujours avec une pointe d’indignation que l’habitant d’un chalet me précisait “Mais ici, c’est une vraie maison ! Il y a tout ! J’y viens avec ma famille ! Là-haut à la cabane, il n’y a que le berger !”. Une bergerie peut être considérée comme un élément d’un groupe de chalets ; ce qui la caractérise, par opposition à la cabane, c’est la pluralité de ses occupants ainsi que la diversité des tâches qui y sont accomplies ; c’est ainsi qu’aux chalets de Chambrand, au-dessus de Vallouise, l’on m’expliqua “Ici ce sont des chalets car il n’y a pas si longtemps cette maison était une bergerie. Il y avait toute la famille, et l’on y faisait le fromage ; c’est là que l’on s’occupait des bêtes. La cabane, c’est seulement pour les gardiens du troupeau”. Mais si une bergerie est isolée, elle porte le nom de bergerie et non de chalet.

La répartition des chalets par groupements dans le Briançonnais et en Vallouise correspond à une situation écologique que le seul examen de la répartition altitudinale ou des formations végétales environnantes ne permet pas de remarquer. La plupart des lieux-dits “les chalets” commandent l’accès à un vaste ensemble de pâturages, conquis sur la limite supérieure de la forêt ou, le plus souvent, correspondant à des alpages naturels. Très typiquement, les sites de Chambrand, de Nareyroux, de Clapeyto sont situés juste en amont d’une rupture de pente due à l’étagement des anciennes auges glaciaires. Le système des voies de communication est très typique : du village permanent au site des chalets, on trouve une route non goudronnée ou goudronnée sur les premiers kilomètres seulement. Cette route correspond à une montée toujours très raide, est toujours fermée l’hiver, souvent dangereuse (risques d’avalanches). La pente s’adoucit brusquement juste avant le site des chalets. Au delà, les chemins deviennent très vite inaccessibles aux voitures ordinaires. Ce n’étaient tout récemment et ce ne sont souvent encore que des sentiers muletiers, mais les bergers tentent de les aménager pour pouvoir accéder en “4×4” jusqu’à leur cabane ou bergerie. Tandis que la cabane est clairement isolée “dans la nature”, l’ensemble des chalets correspond à la transposition d’une fraction de la communauté villageoise, qui y recrée pour quelques mois un point fixe de vie sociale. Ainsi, si c’est le degré de socialité plus que le type de la construction qui décide de sa dénomination, les conditions de cette vie sociale sont elles-mêmes dépendantes de la situation écologique locale.

 Diversité des lieux, diversité des sociétés, diversité des appellations

 Ce qui vaut en Haute-Durance n’est pas la règle partout. Autour d’Orcières, les chalets sont des habitations isolées, situées à plus basse altitude, et sans pouvoir porter de jugement très précis j’ai eu l’impression qu’elles portaient l’appellation de chalet en quelque sorte par défaut : il s’agit manifestement de bien plus que de cabanes, mais ce ne sont – ou n’étaient pas – des habitations permanentes, donc ce n’étaient pas de “maisons”. Au Nord du massif des Écrins, la mention de cabanes tend à disparaître, les sites de chalets se multiplient. En Haute-Ubaye, pas de chalets, seulement des cabanes et des bergeries, et ils ne réapparaîtront plus au sud.

À la montagne de Lure, une multitude de jas, plus de cabanes. Nous sommes dans un ensemble d’écosystèmes bien différents de ceux des Hautes-Alpes, avec des techniques d’élevage également différentes.

Si l’on s’écarte encore, on ne peut manquer d’être frappé par la diversité des appellations correspondant à toutes ces constructions, tantôt éphémères, tantôt résistant aux siècles, mais qui ont toutes en commun de n’être habitées que temporairement et toujours pour des usages en relation avec l’extraction de ressources naturelles – qu’il s’agisse de chasse, de pêche (professionnelle ou non) ou d’élevage – ce qui les différencie de l’habitat temporaire lié aux simples loisirs.

Même s’il est vrai qu’il n’arrive pratiquement jamais que deux écosystèmes soient parfaitement identiques dans deux régions différentes, ce ne sont pas principalement des différences dans les modes d’accès aux ressources naturelles qui expliquent la diversité des appellations. Il n’y a, semble-t-il, pas non plus de coïncidences strictes avec des aires linguistiques, mais plutôt des interférences multiples. Des termes différents peuvent désigner des objets très semblables : pourquoi buron ici et jasserie là ? Inversement les mêmes termes de cabane, de chalet, de bergerie, de jas pourront désigner des habitations très différentes aussi bien dans leur construction que dans leurs usages. Pourquoi encore certains termes n’ont-ils qu’un usage local, le type de construction leur correspondant étant tantôt également local (les bories), tantôt largement répandu (les arbés) ?

Sans doute a joué ce phénomène bien connu des linguistes qui veut que les dénominations se démultiplient en fonction de l’importance vitale pour une société de ce qu’elles désignent : les exemples de la multiplicité des termes décrivant les différents états de la neige chez les esquimaux, ou des dromadaires chez les Touaregs sont bien connus.

Mais j’avancerai également l’hypothèse que la nature hybride, indéterminée, de la cabane facilite aussi cette diversité des appellations. Le rapprochement s’impose ici avec la difficulté qu’a l’écologie pour désigner les formations intermédiaires entre la prairie et la forêt. Ces deux termes font figure de couple d’opposés, un peu comme, dans leur ordre, la maison et l’abri. De même que la maison – habitation en dur et permanente de la famille – a valeur paradigmatique et désigne une extraordinaire variété de constructions possibles, la forêt désigne elle aussi une foule d’écosystèmes bien différents. Il en va de même, bien qu’à un moindre degré pour les termes abri et prairie. Les index des classiques d’écologie montrent un nombre d’entrées bien plus élevé pour forêt (principalement) et pour prairie que pour la multitude de termes, souvent locaux – à l’origine du moins – désignant des formations intermédiaires : maquis, garrigue, lande, brousse, brousse tigrée, caatinga, veldt, bush, savane, savane arborée, chapparal, mattoral, séchards… Alors même qu’il les évoquait parfaitement, le linguiste Georges Mounin allait pittoresquement jusqu’à citer les savarts, espaces découverts à végétation d’allure vaguement steppique de l’Ouest de la France comme exemple de terme impossible à définir autrement qu’en montrant l’objet.

À cette instabilité proprement sémantique1 se superpose une diversité des valeurs subjectives. J’ai déjà mentionné comment la cabane pouvait évoquer la sociabilité, voire la fête, aussi bien dans l’ordre religieux (la fête des cabanes de la religion israélite) que dans l’ordre profane et comment elle pouvait évoquer d’un autre côté la réclusion, volontaire ou non. On a vu également comment dans les Hautes-Alpes, la mention “cabane” était en outre dévalorisante relativement à la mention “chalet”, mais ce système de valeurs est instable dans l’espace : Marie-Dominique Ribereau-Gayon montrera plus loin dans ce volume comment dans une autre société, “cabane” peut devenir la dénomination valorisée au point de servir fréquemment de point d’appui à la publicité. Mais le cabanon, pourtant tellement chanté en Provence, n’a acquis que rarement cette fonction publicitaire.

Jean Tosti2 remarque lui aussi l’instabilité des dénominations des cabanes en Catalogne, l’importation de termes (capitelles) qui n’avaient aucun usage local et également le contraste entre le mot français à connotation péjorative de baraque et le mot catalan correspondant qui en est dépourvu.

En Haute-Savoie et en Suisse romande, c’est la fonction d’abri de la cabane qui a été retenue, les refuges de haute montagne s’appelant “cabanes” sans que le mot soit dévalorisant.

J’ai ici voulu montrer comment l’écologie humaine peut facilement mener d’une interrogation proprement écologique à des questions de sémantique ou de psychologie sociale.

Confrontant par principe les populations humaines à leurs conditions de vie, l’écologie humaine, conduit à développer ce que, pour reprendre une expression favorite des psychanalystes, j’appellerai une attention flottante : elle nécessite en effet d’être attentif à toutes les facettes d’une complexité de relations qu’aucune discipline ne saurait à elle seule épuiser. Un même auteur ne peut parcourir tout l’espace des questionnements qu’ouvre l’écologie humaine, mais l’échantillon des communications apportées aux journées de Perpignan que l’on trouvera dans le présent ouvrage donne une bonne idée de la diversité d’approches possibles.

Un espace de transition entre la nature et la culture

Il y a quelques années, un colloque intitulé “La culture est-elle naturelle ?”3 examinait sous un regard principalement théorique la nature du lien (ou de la rupture ?) entre culture et nature. D’une certaine façon, on peut voir dans l’ensemble des communications présentées à Perpignan une approche de la question conduite à partir de l’analyse d’un objet, la cabane, dont l’ambiguïté tient à ce qu’il est construit, produit, nommé, investi d’une charge symbolique et est donc bien une pleine production de la culture, mais n’est construit qu’en étroite relation avec la nature, la “vraie” nature dont il s’agit d’extraire les ressources, dont il faut se protéger, mais aussi la nature imaginaire du fond du jardin, autant que cette nature imaginaire que serait l’enfance dont il faut se défaire pour devenir adulte. C’est dire que la relation avec la nature qu’institue la cabane ne saurait être simple. La vraie nature, quand elle n’est pas elle-même largement imaginaire, façonnée par la société, sauvage dans les représentations que l’on en a plus que dans la réalité, est l’objet d’une relation toujours ambiguë : Terrasson a insisté sur la peur de la nature sauvage, mais la cabane témoigne autant du désir de retrouver la nature, de s’y plonger, que de s’en protéger.

La cabane perdue au cœur des glaciers est l’ultime refuge des alpinistes, refuge à l’égard des risques naturels ; mais, du tonneau de Diogène à la cabane de Wittgenstein en Norvège, la cabane a aussi symbolisé le refuge du philosophe à l’égard de l’agitation de la société. Illustrant la polarisation de nos représentations entre la culture et la nature, elle ne témoigne, en son domaine, d’aucun point fixe qui permettrait de dire “ici commence le règne de la culture – ou de la nature”.

Tout au long des journées de Perpignan nous aurons eu l’écho de ces ambiguïtés, des contradictions entre les différentes fonctions des habitats temporaires, des inversions de valeurs et de pratiques sociales associées. Dans la conclusion de l’ouvrage, Bernard Picon reviendra longuement en sociologue sur la richesse des observations que cette situation d’objet intermédiaire aura permise.

par Bernard Brun

La cabane et l’écologie humaine
par Bernard Brun

La poésie de l’indéterminé

Lorsque Bernard Picon proposa le thème cabanes et cabanons pour l’organisation de futures journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine, je fus immédiatement séduit par l’aura poétique qui me semblait en émaner.

Ce n’est que progressivement que s’est révélé pour moi, en même temps que la richesse scientifique du thème, en quoi cette aura poétique était liée au statut hybride (on peut encore dire mal déterminé) de la cabane, objet intermédiaire entre le simple abri temporaire qu’on peut rencontrer dans la nature et la construction investie de valeurs multiples que représente la demeure permanente.

Je prendrai ici la cabane comme paradigme de cet état hybride, le campement s’en écartant dans le sens d’une plus grande socialisation car il est la demeure principale de toute une famille et plus souvent encore il réunit tout un ensemble de familles, le cabanon dans celui d’une plus grande permanence, encore que certaines cabanes en pierre semblent construites pour des siècles.

L’esprit humain tend à cristalliser les concepts sur des couples d’opposés, le jour et la nuit, le chaud et le froid, le cru et le cuit… La poésie, dont l’étymologie rappelle qu’elle est porteuse de créativité apparaît comme un mode d’expression intermédiaire entre le langage, dont la fonction principale est la description, la référence aux objets et événements du monde, et la musique qui, malgré l’expression – souvent dénoncée par les linguistes comme abusive – de langage de la musique, est fondamentalement dépourvue de cette capacité de description du monde matériel. À la musique, la poésie emprunte le sens du rythme et le jeu sur les formes, et chacun sait combien il est plus facile à un compositeur de mettre en musique un poème plutôt qu’un texte scientifique ; au langage, la poésie emprunte sa capacité de description, mais la détourne en jouant sur le sens des mots : une obscure clarté n’a de sens que sous la plume d’un poète. Cette indétermination du sens des mots et plus largement, la possibilité de projeter dans l’expression sa subjectivité personnelle est la condition de la créativité poétique. On y opposera la sécheresse d’une démonstration mathématique et c’est certainement abusivement que certains voient dans le travail scientifique une véritable création : il n’est création que lorsque son sens peut apparaître indéterminé et, par là, dépendant de la personnalité du chercheur ; dans ses étapes, il n’est que dévoilement de relations restées jusque-là invisibles ou méconnues. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les plus grands sociologues ou anthropologues sont aussi restés dans l’histoire comme grands écrivains, ce qu’on ne saurait dire de mathématiciens ou de chimistes ; par le regard qu’ils ont porté sur le monde et la façon dont ils l’ont communiqué, ils ont davantage suscité le style de respect, voire de ferveur, que l’on peut porter à un travail de création poétique qu’ils n’ont convaincu de la rigueur durable de leurs démonstrations.

Si j’insiste sur ces liens entre créativité, poésie et indétermination, c’est qu’il nous est vite apparu que la cabane était un objet étonnamment versatile, autant dire impossible à définir avec précision (“Il n’y a pas de concept de cabane” a pu énoncer un architecte) et simultanément nous avons tous été éblouis par la poésie des images de cabanes. Tout particulièrement, bien sûr, par celles qui ont été choisies par des professionnels de l’image, mais – et c’est là l’important – pas seulement par celles là, et d’ailleurs la même poésie s’est retrouvée dans les “histoires de cabanes” rapportées oralement et mettant en jeu un imaginaire sans support d’images physiques.

Je rapprocherai ce constat de ces faits bien connus que le crépuscule est l’instant poétique par excellence de la journée, que le flou des photographies d’un Hamilton est plus chargé de poésie que le réalisme d’une planche anatomique.

L’habitat n’a-t-il pratiquement plus qu’une valeur fonctionnelle, et ce sont alors les sinistres HLM des années cinquante ou soixante, répétition sans poésie d’un abri artificiel.

Parle-t-on de cabanes, et c’est tout un pouvoir d’évocation, varié à l’infini qui se trouve enclenché : quoi de commun en effet entre une cabane de berger dans un alpage et une cabane de chasse dans un marais, entre une cabane construite en tôles ondulées, une en roseaux et une en pierre qui durera des siècles ? Il est difficile de ne pas relier le caractère poétique de constructions aussi diverses à l’extrême liberté qui préside à leur construction. Liberté dans le choix des matériaux, des formes et des couleurs, liberté à l’égard des règles contraignantes qui régissent la construction de vraies maisons, mais aussi liberté contrainte par les ressources et les conditions du milieu, ce qui permet à la créativité de produire un résultat qui témoigne d’une étroite adaptation aux situations écologiques locales. Ainsi, les cabanes de pêcheurs sur la plage des étangs, les chalets d’alpage ou les cabanons des calanques marseillaises apparaissent-ils comme autant de signatures poétiques d’écosystèmes particuliers.

Mais par un de ces paradoxes que nous aurons retrouvés tout au long des journées scientifiques de Perpignan, l’une des expressions les plus utilisées pour désigner les plus tristes des barres d’habitation fut celle de “cabanes à lapin” : identiques dans les banlieues du Nord, de Paris, de Lyon ou de Marseille, elles témoignent d’une même absence de créativité, d’une même indifférence à la nature et à l’esprit des lieux.

Le caractère flottant de ce que désigne le terme de cabane permet en effet que le sens qui lui est attaché soit tiré tantôt du côté de la poésie, de la nature (l’appellation la cabane de… est valorisante pour les petits restaurants de la côte languedocienne et de bien d’autres lieux), tantôt du côté de la fonctionnalité la plus stricte (cabanes à lapins, cabane de l’électricité). De même, la cabane à sucre du Canada francophone évoque la fête et la convivialité, tandis que l’ermite, quand il ne se retire pas dans une grotte, se construit une cabane, et il est inutile d’insister sur le fait que “mettre en cabane” c’est isoler et priver de liberté.

La dimension poétique de la cabane apparaît encore dans la place particulière qu’elle occupe dans la trajectoire personnelle entre l’enfance et l’âge adulte : qu’il s’agisse des cabanes réelles que construisent ou s’approprient les enfants ou des cabanes imaginaires des contes merveilleux, elles jouent un rôle important dans l’apprentissage de la vie adulte ou dans les rites qui permettent d’y accéder, mais réciproquement la construction de cabanes sous prétexte de chasse, ou le camping “dans la nature” ne sont-ils pas des moyens de recréer le monde merveilleux de l’enfance ?

 Les trajectoires sinueuses de l’écologie humaine.

 J’avais projeté de présenter à Perpignan une étude sur les lieux-dits cabane, bergerie, chalet dans les Hautes-Alpes, plus précisément dans le Queyras et la Haute vallée de la Durance, domaine que je fréquente intensément depuis une vingtaine d’années. L’expérience m’ayant montré que les dénominations figurant sur les cartes au vingt-cinq millième de l’I.G.N. concordent remarquablement bien avec les dénominations en usage localement, j’ai entrepris, sur la base de leur repérage, une enquête visant à découvrir d’éventuelles régularités écologiques susceptibles de caractériser et de différencier ces trois types de lieux-dits.

Plusieurs dizaines de mentions apparaissent sur chacune des cartes analysées en détail (Briançon, Meije-Pelvoux, Orcières-Merlette, Mont-Viso, Guillestre) permettant un échantillonnage significatif. Il est intéressant de noter que si la mention de cabanes est fréquente dans chacun de ces domaines, dans d’autres régions de France elle est totalement inexistante, même en montagne : les cartes des hauts plateaux volcaniques dominés par le Mézenc et le Gerbier de Jonc vers les sources de la Loire n’en portent pas trace.

Sans être inintéressants, les résultats de l’examen des conditions écologiques des trois types de lieux-dits ne permettent d’énoncer que quelques généralités. Leur étagement est du même ordre : les mentions de cabanes sont très rares à basse altitude, et pratiquement on n’en rencontre qu’en amont des derniers villages d’habitat permanent. Les très rares exceptions, deux sites dans la vallée de la Durance, respectivement à quelques kilomètres en amont d’Embrun et sur la commune de Saint-Crépin, s’interprètent facilement comme correspondant à d’anciennes zones marécageuses d’accès certainement autrefois difficile. Ils confirment la règle selon laquelle une cabane ne mérite d’être construite de façon suffisamment durable et de fournir un toponyme que lorsqu’elle fournit un refuge, en même temps qu’elle remplit d’autres fonctions. Une vieille règle voulait d’ailleurs que les cabanes d’altitude ne soient jamais fermées à clé, et cette règle est toujours en vigueur, officialisée, pour certaines cabanes de l’Office National des Forêts.

On notera simplement que les cabanes de relativement faible altitude (en dessous de 1700 ou 1800 mètres) sont le plus souvent des cabanes de forestiers. Le gros des cabanes est situé en lisière supérieure de la forêt ou dans les alpages et elles se raréfient à nouveau quand on approche de la limite supérieure des alpages. La répartition altitudinale des chalets et des bergeries est assez proche de celle des cabanes, et dans un simple survol, les différences ne méritent pas d’être mentionnées. Si dans le Queyras les bergeries, nettement plus fréquentes que dans les autres zones prospectées, montrent un net décalage de leur répartition vers les plus hautes altitudes, cela ne fait que correspondre au décalage général des écosystèmes, lié à la sécheresse relative et bien connu des écologues… et qui explique que Saint-Véran est la plus haute commune d’Europe.

Si les mentions de cabanes apparaissent un peu partout dans l’ensemble de la zone étudiée, bien que plus densément dans certains secteurs, il est frappant de constater que la mention de chalets n’apparaît que par plages : on n’en trouve aucune sur la partie Est de la feuille “Orcières-Merlette” qui comporte plus de trente mentions de cabanes ; par contre, sur la feuille Ouest, on observe 12 mentions de chalets dans un rayon de quelques kilomètres à peine autour d’Orcières (plus quelques mentions de cabanes un peu plus distantes).

À l’est et surtout au sud-est de Briançon, et franchissant les lignes de crêtes jusqu’au-dessus du Guil avec les chalets de Furfande, on observe une plage renfermant un grand nombre de lieux-dits “chalets” ; à la différence du secteur d’Orcières, le terme est presque toujours employé au pluriel : les chalets des Ayes, les chalets de Clapeyto, les chalets de l’Alp…

On retrouve en Vallouise un grand nombre de lieux-dits “les chalets de…”. Mais sur la carte de l’I.G.N. le terme de chalet a souvent disparu. C’est dans les textes ou sur de vieilles cartes postales que l’on trouve les mentions “les chalets de Chambrand” ou les “chalets de Narreyroux” Tout se passe comme si un accès trop facile faisait perdre l’indication “chalets”.

Ayant découvert ces surprenantes différences dans la toponymie, et n’y trouvant pas d’explication du côté de la simple écologie, mon intérêt s’est déplacé vers une question sémantique : quels sont les critères de distinction d’une cabane et d’un chalet, d’un chalet et d’une bergerie ?

Ce n’est que dans l’esprit des citadins que le critère de distinction entre une cabane et un chalet serait celui du matériau de construction : pour les citadins, le chalet est en bois, au point que dans les terrains de camping ou les installations sportives de plein air on dira facilement “le chalet de la réception” pour peu qu’il s’agisse d’un bâtiment de construction très simple, mais relativement soignée, en bois. Toute référence à l’habitat est ici exclue. Mais dans les Hautes-Alpes, les “chalets” sont souvent en pierre. Même le toit peut être en lauzes et non en bardeau. Inversement les cabanes, en pierre à haute altitude, sont souvent en bois si elles sont proches de la forêt ou dans la forêt.

Le critère de taille n’est pas non plus distinctif, même si de façon générale les cabanes sont plus petites que les chalets : la fréquence des toponymes “la grande cabane” suffirait à en convaincre.

Le critère essentiel, tout au moins dans la région étudiée, est celui de la vie sociale. Il apparaît aussi bien dans les propos des nombreuses personnes interrogées, spécialistes comme profanes, qu’à travers la lecture des textes. Le chalet est un lieu où l’on se déplace pour le moins en famille, et plus souvent encore les lieux-dits “les chalets de…” réunissent tout un ensemble de familles. La socialisation y est souvent marquée par la présence d’une chapelle. Autrefois, ils étaient souvent accompagnés de quelques petits jardins. La cabane à l’opposé porte la marque de l’isolement et de la précarité. Je n’ai rencontré dans les Hautes-Alpes aucun site de cabane qui porte la marque du pluriel. La situation est bien différente sur les plages de Provence et du Languedoc où les lieux-dits “les cabanes de…” sont un peu l’équivalent des lieux-dits “les chalets de…” des Hautes-Alpes.

À plusieurs reprises, j’ai essayé de jouer l’innocent afin de me faire préciser la différence entre “chalet” et “cabane”. Ai-je manqué de diplomatie ? Car c’est presque toujours avec une pointe d’indignation que l’habitant d’un chalet me précisait “Mais ici, c’est une vraie maison ! Il y a tout ! J’y viens avec ma famille ! Là-haut à la cabane, il n’y a que le berger !”. Une bergerie peut être considérée comme un élément d’un groupe de chalets ; ce qui la caractérise, par opposition à la cabane, c’est la pluralité de ses occupants ainsi que la diversité des tâches qui y sont accomplies ; c’est ainsi qu’aux chalets de Chambrand, au-dessus de Vallouise, l’on m’expliqua “Ici ce sont des chalets car il n’y a pas si longtemps cette maison était une bergerie. Il y avait toute la famille, et l’on y faisait le fromage ; c’est là que l’on s’occupait des bêtes. La cabane, c’est seulement pour les gardiens du troupeau”. Mais si une bergerie est isolée, elle porte le nom de bergerie et non de chalet.

La répartition des chalets par groupements dans le Briançonnais et en Vallouise correspond à une situation écologique que le seul examen de la répartition altitudinale ou des formations végétales environnantes ne permet pas de remarquer. La plupart des lieux-dits “les chalets” commandent l’accès à un vaste ensemble de pâturages, conquis sur la limite supérieure de la forêt ou, le plus souvent, correspondant à des alpages naturels. Très typiquement, les sites de Chambrand, de Nareyroux, de Clapeyto sont situés juste en amont d’une rupture de pente due à l’étagement des anciennes auges glaciaires. Le système des voies de communication est très typique : du village permanent au site des chalets, on trouve une route non goudronnée ou goudronnée sur les premiers kilomètres seulement. Cette route correspond à une montée toujours très raide, est toujours fermée l’hiver, souvent dangereuse (risques d’avalanches). La pente s’adoucit brusquement juste avant le site des chalets. Au delà, les chemins deviennent très vite inaccessibles aux voitures ordinaires. Ce n’étaient tout récemment et ce ne sont souvent encore que des sentiers muletiers, mais les bergers tentent de les aménager pour pouvoir accéder en “4×4” jusqu’à leur cabane ou bergerie. Tandis que la cabane est clairement isolée “dans la nature”, l’ensemble des chalets correspond à la transposition d’une fraction de la communauté villageoise, qui y recrée pour quelques mois un point fixe de vie sociale. Ainsi, si c’est le degré de socialité plus que le type de la construction qui décide de sa dénomination, les conditions de cette vie sociale sont elles-mêmes dépendantes de la situation écologique locale.

 Diversité des lieux, diversité des sociétés, diversité des appellations

 Ce qui vaut en Haute-Durance n’est pas la règle partout. Autour d’Orcières, les chalets sont des habitations isolées, situées à plus basse altitude, et sans pouvoir porter de jugement très précis j’ai eu l’impression qu’elles portaient l’appellation de chalet en quelque sorte par défaut : il s’agit manifestement de bien plus que de cabanes, mais ce ne sont – ou n’étaient pas – des habitations permanentes, donc ce n’étaient pas de “maisons”. Au Nord du massif des Écrins, la mention de cabanes tend à disparaître, les sites de chalets se multiplient. En Haute-Ubaye, pas de chalets, seulement des cabanes et des bergeries, et ils ne réapparaîtront plus au sud.

À la montagne de Lure, une multitude de jas, plus de cabanes. Nous sommes dans un ensemble d’écosystèmes bien différents de ceux des Hautes-Alpes, avec des techniques d’élevage également différentes.

Si l’on s’écarte encore, on ne peut manquer d’être frappé par la diversité des appellations correspondant à toutes ces constructions, tantôt éphémères, tantôt résistant aux siècles, mais qui ont toutes en commun de n’être habitées que temporairement et toujours pour des usages en relation avec l’extraction de ressources naturelles – qu’il s’agisse de chasse, de pêche (professionnelle ou non) ou d’élevage – ce qui les différencie de l’habitat temporaire lié aux simples loisirs.

Même s’il est vrai qu’il n’arrive pratiquement jamais que deux écosystèmes soient parfaitement identiques dans deux régions différentes, ce ne sont pas principalement des différences dans les modes d’accès aux ressources naturelles qui expliquent la diversité des appellations. Il n’y a, semble-t-il, pas non plus de coïncidences strictes avec des aires linguistiques, mais plutôt des interférences multiples. Des termes différents peuvent désigner des objets très semblables : pourquoi buron ici et jasserie là ? Inversement les mêmes termes de cabane, de chalet, de bergerie, de jas pourront désigner des habitations très différentes aussi bien dans leur construction que dans leurs usages. Pourquoi encore certains termes n’ont-ils qu’un usage local, le type de construction leur correspondant étant tantôt également local (les bories), tantôt largement répandu (les arbés) ?

Sans doute a joué ce phénomène bien connu des linguistes qui veut que les dénominations se démultiplient en fonction de l’importance vitale pour une société de ce qu’elles désignent : les exemples de la multiplicité des termes décrivant les différents états de la neige chez les esquimaux, ou des dromadaires chez les Touaregs sont bien connus.

Mais j’avancerai également l’hypothèse que la nature hybride, indéterminée, de la cabane facilite aussi cette diversité des appellations. Le rapprochement s’impose ici avec la difficulté qu’a l’écologie pour désigner les formations intermédiaires entre la prairie et la forêt. Ces deux termes font figure de couple d’opposés, un peu comme, dans leur ordre, la maison et l’abri. De même que la maison – habitation en dur et permanente de la famille – a valeur paradigmatique et désigne une extraordinaire variété de constructions possibles, la forêt désigne elle aussi une foule d’écosystèmes bien différents. Il en va de même, bien qu’à un moindre degré pour les termes abri et prairie. Les index des classiques d’écologie montrent un nombre d’entrées bien plus élevé pour forêt (principalement) et pour prairie que pour la multitude de termes, souvent locaux – à l’origine du moins – désignant des formations intermédiaires : maquis, garrigue, lande, brousse, brousse tigrée, caatinga, veldt, bush, savane, savane arborée, chapparal, mattoral, séchards… Alors même qu’il les évoquait parfaitement, le linguiste Georges Mounin allait pittoresquement jusqu’à citer les savarts, espaces découverts à végétation d’allure vaguement steppique de l’Ouest de la France comme exemple de terme impossible à définir autrement qu’en montrant l’objet.

À cette instabilité proprement sémantique1 se superpose une diversité des valeurs subjectives. J’ai déjà mentionné comment la cabane pouvait évoquer la sociabilité, voire la fête, aussi bien dans l’ordre religieux (la fête des cabanes de la religion israélite) que dans l’ordre profane et comment elle pouvait évoquer d’un autre côté la réclusion, volontaire ou non. On a vu également comment dans les Hautes-Alpes, la mention “cabane” était en outre dévalorisante relativement à la mention “chalet”, mais ce système de valeurs est instable dans l’espace : Marie-Dominique Ribereau-Gayon montrera plus loin dans ce volume comment dans une autre société, “cabane” peut devenir la dénomination valorisée au point de servir fréquemment de point d’appui à la publicité. Mais le cabanon, pourtant tellement chanté en Provence, n’a acquis que rarement cette fonction publicitaire.

Jean Tosti2 remarque lui aussi l’instabilité des dénominations des cabanes en Catalogne, l’importation de termes (capitelles) qui n’avaient aucun usage local et également le contraste entre le mot français à connotation péjorative de baraque et le mot catalan correspondant qui en est dépourvu.

En Haute-Savoie et en Suisse romande, c’est la fonction d’abri de la cabane qui a été retenue, les refuges de haute montagne s’appelant “cabanes” sans que le mot soit dévalorisant.

J’ai ici voulu montrer comment l’écologie humaine peut facilement mener d’une interrogation proprement écologique à des questions de sémantique ou de psychologie sociale.

Confrontant par principe les populations humaines à leurs conditions de vie, l’écologie humaine, conduit à développer ce que, pour reprendre une expression favorite des psychanalystes, j’appellerai une attention flottante : elle nécessite en effet d’être attentif à toutes les facettes d’une complexité de relations qu’aucune discipline ne saurait à elle seule épuiser. Un même auteur ne peut parcourir tout l’espace des questionnements qu’ouvre l’écologie humaine, mais l’échantillon des communications apportées aux journées de Perpignan que l’on trouvera dans le présent ouvrage donne une bonne idée de la diversité d’approches possibles.

Un espace de transition entre la nature et la culture

Il y a quelques années, un colloque intitulé “La culture est-elle naturelle ?”3 examinait sous un regard principalement théorique la nature du lien (ou de la rupture ?) entre culture et nature. D’une certaine façon, on peut voir dans l’ensemble des communications présentées à Perpignan une approche de la question conduite à partir de l’analyse d’un objet, la cabane, dont l’ambiguïté tient à ce qu’il est construit, produit, nommé, investi d’une charge symbolique et est donc bien une pleine production de la culture, mais n’est construit qu’en étroite relation avec la nature, la “vraie” nature dont il s’agit d’extraire les ressources, dont il faut se protéger, mais aussi la nature imaginaire du fond du jardin, autant que cette nature imaginaire que serait l’enfance dont il faut se défaire pour devenir adulte. C’est dire que la relation avec la nature qu’institue la cabane ne saurait être simple. La vraie nature, quand elle n’est pas elle-même largement imaginaire, façonnée par la société, sauvage dans les représentations que l’on en a plus que dans la réalité, est l’objet d’une relation toujours ambiguë : Terrasson a insisté sur la peur de la nature sauvage, mais la cabane témoigne autant du désir de retrouver la nature, de s’y plonger, que de s’en protéger.

La cabane perdue au cœur des glaciers est l’ultime refuge des alpinistes, refuge à l’égard des risques naturels ; mais, du tonneau de Diogène à la cabane de Wittgenstein en Norvège, la cabane a aussi symbolisé le refuge du philosophe à l’égard de l’agitation de la société. Illustrant la polarisation de nos représentations entre la culture et la nature, elle ne témoigne, en son domaine, d’aucun point fixe qui permettrait de dire “ici commence le règne de la culture – ou de la nature”.

Tout au long des journées de Perpignan nous aurons eu l’écho de ces ambiguïtés, des contradictions entre les différentes fonctions des habitats temporaires, des inversions de valeurs et de pratiques sociales associées. Dans la conclusion de l’ouvrage, Bernard Picon reviendra longuement en sociologue sur la richesse des observations que cette situation d’objet intermédiaire aura permise.